Quand vous êtes chirurgien, certains patients nous marquent plus que d’autres et certains laissent un souvenir totalement indélébile. Ils sont bien plus nombreux que vous ne le pensez, mais je veux rendre hommage aujourd’hui à une jeune femme tout à fait exceptionnelle.
En janvier 2017, j’ai reçu un email dans un français que l’on va qualifier d’approximatif d’une jeune femme de 39 ans à priori hollandaise. Cette jeune personne souffrait bien sûr de sa hanche et c’était un des guides de Chamonix qui lui avait conseillé de venir me voir. Elle avait fait une chute en Base jump 8 ans auparavant en sautant d’une falaise avec une wingsuit. Elle s’était cassé le cotyle. Le cotyle c’est la partie de hanche qui appartient au bassin et qui est creuse. Je connais bien ces fractures puisque c’est mon maitre Émile Letournel qui a décrit dans les années 1960 leur traitement chirurgical et qui me l’a enseigné. C’est une chirurgie difficile et pour un chirurgien maitriser leur traitement est un peu un sommet en traumatologie. Elle avait été plutôt correctement opérée en Autriche, mais hélas, au bout de 8 ans la hanche était très usée. La jeune femme boitait sérieusement et voulait une solution, ne supportant plus selon ses mots de « marcher comme un pirate ». Elle voulait surtout savoir si la pose d’une prothèse de hanche l’empêcherait de revoler avec sa wingsuit, car elle ne supportait pas l’idée d’arrêter cette pratique pourtant très dangereuse.
J’ai dit que cela ne devrait pas poser de problème, mais que bien sûr il faudrait attendre un peu avant de ressauter.
Le base jumping a toujours été pour moi une discipline totalement fascinante. Je ne suis pas un grand fan de YouTube, mais je dois bien reconnaitre que j’avais déjà regardé bon nombre de vidéos de ces fous volants qui risquent presque à chaque saut de mourir. C’est probablement d’ailleurs le sport extrême le plus dangereux, car chaque année la cohorte des morts au combat ne fait qu’augmenter. Bien sûr il s’agit toujours de gens jeunes et en pleine force de l’âge.
Je l’ai vu en consultation au mois de février. Effectivement elle boitait beaucoup, mais émanait d’elle une énergie extraordinaire. Pour commencer, elle était tout à fait superbe, toujours souriante et on la sentait respirer la joie de vivre. Quand beaucoup de patients arrivent a la consultation pétrie d’angoisses et de doutes, on la sentait elle, très positive déjà prête dans sa tête a se libérer de cette arthrose qui lui pourrissait la vie depuis quelques années.
Je passe en général une grande partie de la consultation à rassurer à fournir des explications sur la prothèse et l’intervention, mais pour elle ça n’était pas vraiment utile, elle se projetait déjà dans l’avenir et on sentait bien que l’angoisse de la chirurgie ou de l’anesthésie, ça n’était vraiment pas le problème. Elle était déjà passé à l’étape suivante et l’étape suivante c’était de revoler sans douleur. J’imagine qu’une intervention chirurgicale quand vous avez l’habitude de vous jeter d’une falaise avec un simple parachute, ça n’est effectivement pas grand-chose.
Elle voulait se faire opérer au printemps 2017 après un voyage au Brésil où elle devait faire quelques sauts et voir des amis.
On n’avait pas fixé de date précise. C’est vraiment le genre de patient dont je raffole, car la chirurgie pour ces grands sportifs n’est pas un but, mais juste un moyen de retrouver leur sensation et de retourner à leur activité. Tous les sportifs de très haut niveau que j’ai eu a prendre en charge sont un peu pareil et je dois dire que j’adore m’occuper d’eux. Ce sont des patients faciles, pas du tout inquiets, motivés plein de projets. J’ai vraiment l’impression de leur rendre service et c’est pour eux qu’au début j’ai essayé d’améliorer les techniques existantes. Une mention spéciale pour tous mes patients de Chamonix et des Alpes qui sont vraiment dans cette mouvance très positive.
1 mois plus tard, je reçois un email m’expliquant qu’elle a eu un petit souci. Lors d’un saut, son parachute s’est mal ouvert et elle a chuté lourdement au fond de la forêt brésilienne. Elle s’est salement cassé la mâchoire, mais après un périple de 15 heures elle a fini par trouver un chirurgien dans un coin paumé qui l’a réparé et que tout va bien.
Elle veut juste savoir si ça pose problème pour l’anesthésiste… Je lui explique que de toute façon on lui fera une anesthésie rachidienne. On finit par fixer une date. Je la revois en même temps que l’anesthésiste. Effectivement elle a une petite cicatrice sous le menton, mais les radios sont impressionnantes et son chirurgien brésilien a fait un super job. Elle boite de plus en plus. Sa cuisse a perdu beaucoup de muscles. La prothèse même si la patiente est très jeune s’impose à l’évidence. Elle me raconte qu’elle va enfin grâce à moi pouvoir gravir l’Everest, et refaire du bateau dans de bonnes conditions. Elle ne m’en avait pas parlé, mais j’apprends qu’elle est aussi skipper de gros bateaux (Son copain est skipper sur les bateaux de la Volvo océan race) elle est aussi prof de Yoga, parle 6 langues : une vraie aventurière débordant de projet. Elle est non seulement superbe, mais aussi et surtout doté de capacité intellectuelle tout à fait hors norme avec un sens de l’humour et de la repartie incroyable.
Sa hanche est vraiment moche et comme c’est une hanche qui déjà été opérée, ça complique un peu l’intervention, mais on devrait pouvoir lui permettre de refaire tout ce qu’elle veut faire même si ça va prendre quelques mois.
L’intervention arrive. J’ai quand même droit à quelques mails amusants sur sa préparation. Elle voulait qu’on filme son intervention. Elle veut venir avec une caméra. Je lui explique que ça n’est pas possible. Rien à faire : elle a des capacités de persuasion à nul autre pareil. Quand elle voulait quelques choses, impossible de lui refuser. Elle avait tout prévu, même le système pour accrocher la caméra aux lampes du bloc opératoire. Arrive le jour J. L’anesthésiste l’a convaincu de faire une anesthésie locale. Ce fut un vrai phénomène au bloc opératoire. Elle a fait rire tout le monde à raconter ses histoires. J’apprends alors qu’elle a sauté il y a quelques années de la tour Eiffel. Que les flics français sont beaucoup plus sympas que les Hollandais avec les baseJumpeurs… Elle a eu son film et moi j’ai réussi à faire à peu prêt ce que je voulais au plan chirurgical même si sa hanche était franchement pas fsimple. L’anesthésiste est resté toute l’intervention et lui faisait raconter sa vie pendant que je m’échinais?! Il est clair qu’elle a laissé un souvenir indélébile au bloc opératoire.
Bien sûr elle s’est levée immédiatement. Elle a voulu rester un jour de plus, car elle habitait dans le sud de la France. Je lui ai proposé de la suivre par email, car c’est souvent ce que je fais chez mes patients qui viennent de loin.
Les suites ont été plutôt simples, mais elle avait perdu tellement de muscle durant ces dernières années qu’elle a dû garder sa béquille (peinte en rose et doré par ses soins) un peu plus longtemps que la moyenne. Je ne peux pas dire que je n’ai pas été tenu au courant de l’évolution. Je recevais des mails plus que régulièrement sur sa rééducation, sa nourriture aux oméga 3, ses futures aventures.
Il avait par moment un côté un peu infantile dans tous ces mails, mais je dois reconnaitre que ça me changeait bien de tous les autres mails que je reçois quotidiennement. La joie de vivre et l’enthousiasme sont clairement communicatifs.
Comme tout allait bien, je ne l’ai pas revu tout de suite à la consultation à Paris. De toute façon les vacances pour moi sont arrivées. Fin juillet, je suis à mon stage de Voltige comme tous les ans. J’apprends qu’elle passe dans le coin. Je lui propose de passer nous voir, on vérifiera sa hanche et je lui propose d’essayer une autre forme de vol, avec un gros moteur et certainement moins de risques que le baseJump. Bon la voltige en Cap10 c’est moins écologique que le BaseJump, mais les sensations sont là aussi.
Mes instructeurs lui on fait faire 2 ou 3 tours. En général quand vous faites de la voltige pour la première fois de votre vie, vous ressortez de là blanc comme un linge avec des reflets verts, une incontournable nausée et l’envie de retrouver le plancher des vaches le plus vite possible. Pour beaucoup de monde, cette première fois est aussi la dernière?!
Les plus courageux récidivent et finalement après quelques années, ces sensations franchement pas très agréables disparaissent et le plaisir de voltiger arrive enfin. Personnellement je suis passé par cette phase et il m’a fallu vraiment en vouloir avant de réussir à supporter les accélérations positives et surtout négatives. Pas Svetlana?! Au premier vol, elle a presque épuisé son instructeur et a voulu passer toutes les figures même celles qui rendent vraiment malades. Cette jeune femme n’était vraiment pas fabriquée comme tout le monde. Un vrai phénomène?!
En septembre, 4 mois après la chirurgie, comme cela commençait à bien aller et que sa cuisse et sa fesse retrouvaient une bonne musculature (elle faisait entre 2 et 3 heures de musculation et de yoga par jour), elle a commencé à me demander si elle pouvait sauter de nouveau. Que pouvais je dire?? On avait fait l’intervention pour cela?!
Elle avait déjà fait des promenades en montagne, car le base jumping c’est d’abord 4 ou 5 heures de montée voir d’escalade avant de redescendre en 15 secondes par la voie des airs. Elle était déjà ravie, car la montée qui auparavant était une punition redevenait facile. N’oubliez pas qu’elle avait prévu de gravir l’Everest?!
Que pouvais je dire?? Avec plus de 1300 sauts, elle est une des filles Basejumpeuses qui a le plus d’expérience au monde. Elle semble totalement indestructible. Elle voulait que je vienne la voir sauter, mais hélas j’ai eu un emploi du temps pas vraiment compatible avec une ballade à Chamonix en septembre octobre.
Les premiers sauts se sont bien déroulés. Atterrissage encore un peu difficile, mais tout allait bien. J'imagine que les sensations doivent être tout à fait incroyable et lui pose la question: entre le peur de mourir et le plaisir de voler?
Je donne la retranscription d’un de ses mails. C’est en anglais, mais facilement compréhensible. Je trouve que c’est un très beau texte.
C9H13NO3
The jump is exciting, before and after the jump?–?too
But the ultime is the life between jumps. The life gets a new dimension?–?it gets colours, vibrations
I walk and float
My body is exhausted
Funny so little physical activity done, but body is physically exhausted, from the most intense tension of those several dozens of minutes, from the adrenaline controlling every function of the body
I have forgotten these ultime sensations, which were there last 15 years, and they are still here and do not weaken
Everything is different
Colors, forms and shapes of familiar objects
The perceptions, music preferences, food wishes, movements, feelings
my skin is sensitive, smelling and hearing is elevated
I feel light, but strong
Flying but still here
Between people but not with them
Observing life, enjoying its pure beauty and feeling no attachment to anything
Of course, Doctor, you think on the biochemical activities and my bodily reaction to it
Well, we are all a bunch of chemicals in a form
So I would accept it and enjoy the mix
C9H13NO3 c’est la formule chimique de l’adrénaline et c’était l’intitulé de son mail?!
J’imagine qu’effectivement, dans ce genre de sport, l’adrénaline est à fond…
Je suis parti vers le 10 octobre au Chili au congrès international d’arthroscopie de hanche. J’étais l’invité d’honneur du Président et on m’avait demandé de faire une présentation de 30 minutes sur les points communs entre chirurgie et aviation. J’ai ensuite pris 8 jours de vacances dans le nord du pays pour voir le dessert d’Atacama et les hauts plateaux boliviens. Pas trop d’internet dans ces coins et je n’ai pas eu de nouvelles.
En rentrant pas de mails sur ma boite. Je ne suis pas spécialement inquiet et surtout comme à chaque retour de vacances je suis débordé de travail.
Début novembre, départ de la transat Jacques Vabre. J’aime bien ces courses océaniques et générales je les suis sur internet. Je vois que le copain de Svetlana est sur un des bateaux.
En regardant son site Facebook, j’apprends avec horreur que le le 17 octobre 2017 ma chère Svetlana n'est plus avec nous mais vole déjà dans un autre monde peuplé d'anges comme elle j'imagine. Je n'ai pas eu trop de details mais elle a decollé d'un des sommets des Aravis proche de Chamonix. Elle n'est jamais arrivée là ou elle devait se poser. Je comprenais alors bien pourquoi je n’avais plus de nouvelles depuis 15 jours. Je peux juste dire que cela m’a fait une peine épouvantable. Cette jeune femme souriante joyeuse pleine de vie, qui vivait à 250 km/h en permanence, venait s’ajouter à la trop longue liste des disparus (17 pour l’année 2017 et l’année n’est pas finie hélas. En écrivant ces lignes j’apprends que Valery Rozoz, le premier a avoir sauté avec une wingsuit de l’Everest vient de se tuer aussi).
Quand j’ai annoncé cela, à la clinique, tout le monde se souvenait d’elle. J’ai voulu lui rendre hommage dans ces lignes, car elle a vraiment fait partie des patients qui vous transforment et rendent ce métier difficile si extraordinaire. Son énergie, sa joie de vivre était virale. C'est peut être notre infirmier annesthèsiste Olivier qui est un garçon extraordinairement gentil avec nos patients qui a eu le meilleur mot: "cette fille était pétillante". Je ne suis pas très croyant et elle ne l’était pas non plus, mais je pense qu’on reste vivant tant que vous occupez un peu de place dans la mémoire d’un être vivant. Je lui réserve au fond de mon cerveau une très belle place. Elle continuera à y vivre et à distribuer son extraordinaire énergie positive et à embellir mes journées comme elle l’avait fait pendant 6 mois.